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L'os dit au chien : « Je suis dur. » Le chien répond : « J'ai le temps. »
Proverbe arabe.
Le Caire, 16 novembre 1918
Les haut-parleurs diffusaient la voix de l'orateur aux quatre coins de la vaste place devant l'université d'El-Azhar, prêtant à l'éloquence du tribun, un homme de grande taille et de belle prestance, aux traits forts et généreusement sculptés, une vibration supplémentaire.
— Pour notre dignité et celle de nos enfants, nous demandons, au nom du peuple égyptien, que les Anglais et leurs associés tiennent les promesses qu'ils ont prises devant l'univers ! Ils se sont engagés à respecter l'indépendance des peuples libérés par la chute de l'Empire ottoman ! Ils ont occupé notre territoire pour se défendre contre leurs ennemis et nous les avons accueillis avec la générosité qui est la nôtre. Leurs ennemis sont aujourd'hui défaits. Nous ne voulons donc pas que les vainqueurs nous traitent comme ils traitent les vaincus !
Des acclamations montèrent de plusieurs milliers de poitrines, devinrent assourdissantes et firent s'envoler des nuées de pigeons affolés au-dessus du minaret.
On pouvait percevoir que même les policiers qui surveillaient la scène se sentaient troublés ; ils se seraient joints à la foule s’il n’y avait eu leurs officiers, soumis eux-mêmes aux contrôles de brigadiers anglais.
L'orateur n’était autre que Saad Zaghloul.
– Nous sommes libres ! Libres comme tous les Arabes sont nés libres, ne connaissant d'autre maître qu'Allah. Nul peuple n'est en droit d'en dominer un autre !
Nouvelles acclamations.
— Yahia Zaghloul ! Ya'ish el batal ! Vive Zaghloul ! Longue vie au brave !
Debout au côté de Taymour, Mourad paraissait incroyablement ému.
Ainsi, il existait des hommes non disposés à mettre un genou à terre ? Ainsi, on pouvait refuser la fatalité, cette déraison de l'Orient ?
Après des adieux déchirants (sa mère en pleurs avait manqué de s'évanouir en le voyant monter à bord du bateau en partance pour Alexandrie), une traversée cauchemardesque (le mal de mer lui avait arraché les entrailles), il avait dû supporter les soubresauts endiablés du train Alexandrie-Le Caire. Et, sitôt sa valise posée, son ami ne lui avait pas laissé le temps de souffler.
Le brave ! Le brave va parler ! Nous ne pouvons manquer un tel événement !
Le brave ? Quel brave ?
Et Taymour de lui expliquer qui était Zaghloul, et quel combat il livrait pour qu'enfin les Anglais se décident à rendre l’Égypte aux Égyptiens.
Son père avait bien voulu leur prêter la voiture, et c'est à bord de la Wolseley, sous l'œil médusé des passants, qu'ils avaient traversé la ville jusqu'à ce haut lieu de l'enseignement, Sorbonne du Moyen-Orient, déjà millénaire.
Là-bas, sur l'estrade de fortune, le brave se retirait. Bientôt, il serait avalé par la nuée d'admirateurs qui se pressaient autour de lui.
— Rentrons, proposa Taymour.
Ils se frayèrent un chemin parmi la foule et prirent la direction du Khan el-Khalîl, où la limousine les attendait. Étrangement, ni l'un ni l'autre ne parvenaient, ni ne souhaitaient sans doute, rompre le silence.
Finalement, alors qu'ils arrivaient en vue de la mosquée El-Hussein, Mourad murmura :
– Je te sais gré de m'avoir fait vivre ces instants. Tout à coup, en écoutant Zaghloul, l'impossible m'a paru possible. L'inaccessible, à portée de main. Tu me comprends, n'est-ce pas ?
– Bien sûr. Et je partage ton point de vue. Ce sont des hommes de cette trempe qui nous permettent de croire que le droit et la justice pourraient triompher.
Après un silence, il reprit d'une voix sourde :
– C'est sûr, un jour les Anglais partiront d'Égypte.
Et saisissant la main de son camarade, il ajouta avec ferveur :
– Et aussi de Palestine. Demain, mon ami, demain !
*
– Où étiez-vous passés ? Je commençais à me faire du souci !
Amira Loutfi se tenait au sommet des marches, devant l'entrée de la villa, bras croisés. Taymour prit le temps de remercier le chauffeur et de marcher sourire aux lèvres jusqu'à sa mère. Tandis qu'elle réitérait sa question, il la serra entre ses bras.
– Je t'adore, maman ! Te faire du souci alors que j'ai presque vingt et un ans ?
Pivotant vers Mourad, il enchaîna :
– N'est-elle pas la plus jolie des mamans ?
En réalité, toute admiration filiale mise à part, la beauté d'Amira Loutfi, née Khouzam, s'avérait incontestable. Elle appartenait à cette communauté de chrétiens égyptiens, les coptes, qui, vaille que vaille, depuis l'invasion arabe, tentaient courageusement de rester fidèles à leur foi. Une résistance mise à rude épreuve : l'îlot planté au milieu d'un océan était régulièrement battu par les flots.
Pour épouser Farid, de religion musulmane, Amira aurait pu faire l'effort de se convertir, ne fût-ce que pour être agréable à sa future belle-famille. Elle n'en avait rien fait. Et, devant les (faibles) protestations que cela avait soulevées, elle s'était contentée de rappeler le plus tranquillement du monde, qu'aux yeux du Prophète il était parfaitement licite pour un musulman d'épouser une femme appartenant aux « gens du Livre », juive ou chrétienne, sans que celle-ci soit obligée de renier sa religion. De toute façon, elle savait que ce n'était pas Farid qui lui chercherait noise : tout musulman et sunnite qu'il était, et comme la majorité de ses amis, il lui arrivait de boire et de jouer aux cartes. Après tout, l'interdiction de boire de l'alcool avait été prescrite par le Tout-Puissant en des temps où les guerriers du Prophète livraient bataille dans le désert arabique sous des températures caniculaires. L'interdit, alors, était sage. Mille trois cents ans plus tard, il devenait peu utile. Les califes, hommes de guerre pourtant, ne s'étaient d'ailleurs pas privés de soirées d'ivresse et, ici même, en Égypte, l'un d'entre eux, El-Zahir, n'avait-il pas promulgué un décret autorisant la consommation du vin ? Les plus grands poètes arabes n'avaient-ils pas de leur côté loué les bienfaits du sublime nectar ? Alors !
Quant aux enfants du couple, Taymour et sa sœur Mona, ils avaient été élevés dans le même souci d'acceptation de l'autre et se sentaient aussi respectueux de l'islam que du christianisme ou du judaïsme. De toute façon, leur attitude s'accordait parfaitement avec l'esprit de tolérance qui régnait alors en Égypte : Radio Chalom diffusait ses informations quotidiennes, la synagogue Cha'ar Ha Chamaïm, érigée rue Adly pacha, en plein cœur du quartier chic de la capitale, ne désemplissait pas les jours de fête ; les cloches de Noël se confondaient avec l'appel à la prière ; les voisins musulmans participaient au dîner de Pessah et, réciproquement, les Lévy partageaient avec les Abdallah le mouton du Aïd el-Kébir.
– Alors, répéta Amira, où étiez-vous ?
– À l'université, répondit Taymour. Pour inscrire mon ami.
Il désigna le Palestinien qui se tenait discrètement au pieu des marches.
– Mourad. Mourad Shahid. Tu te souviens de lui, n'est-ce pas ?
– Hamdellah a'isalama. Bienvenue. Comment vont vos parents ? Venez, venez, entrez donc. Entrez.
En se dirigeant vers le salon, Amira poursuivit :
– Vous aviez une sœur, je crois ? Comment s'appelle-t-elle déjà ?
– Samia, madame.
Elle invita le Palestinien à s'asseoir dans l'un des fauteuils tapissés de velours pourpre. À l'image de la ferme de Basse-Égypte, le mobilier frisait l'outrance. Dorures et stuc, rideaux de satin et table de marbre, abat-jour de soie. C'était la mode. On retrouvait quasi le même décor dans la plupart des appartements bourgeois du Caire où les bergères, imitation Louis XVI, flamboyaient sous les lustres en faux ou vrai cristal de Baccarat.
– Vous boirez bien quelque chose ?
Avant que Mourad n'ait eu le temps de répondre, elle saisit une clochette qu'elle fit tinter à plusieurs reprises. Un domestique nubien apparut aussitôt sur le seuil.
– Quatre limonades, Ahmed. Bien glacées.
Taymour objecta :
– Pour moi, ce sera un café turc. Mazbout[27].
– Nous parlions de vos parents, reprit Amira. Ils habitent bien Jérusalem, n'est-ce pas ?
– Non, madame. Nous vivons à Haïfa. Ce sont mes grands-parents qui vivent à Jérusalem.
– Arrête d'appeler maman madame, protesta Taymour. Tu es de la famille !
Il a raison, approuva Amira.
– Je vous remercie, ma tante[28].
Elle s'informa :
– La ville était calme, aujourd'hui ?
– Elle l'était, répliqua Taymour. Mais, à mon avis, ce n'est qu'un calme apparent.
– Apparent ? Tu cherches à m'inquiéter ? Ce sont tes chenapans d'amis qui vont encore semer le désordre ?
Elle leva un doigt menaçant vers son fils, en ajoutant :
– Ton père te l'a assez répété. Tu ferais bien de cesser de fréquenter ces fils de zabbaline[29] ! Ils mènent le pays à l'anarchie.
Elle prit Mourad à témoin :
– Vous ne pouvez imaginer les soucis qu'il nous donne, vous qui êtes son ami, vous devriez essayer de le raisonner.
Le Palestinien faillit répondre, mais la silhouette féminine qui venait d'apparaître sur le seuil ne lui en laissa pas le temps,
– Bonjour mère !
La démarche gracieuse, Mona traversa le salon et embrassa Amira.
– Tu vas bien, ma chérie ?
Elle s'apprêtait à saluer son frère lorsqu'il lui lança, l'œil critique :
– Tu aurais pu te changer avant de revenir à la maison ! Une fille de bonne famille ne s'affiche pas en robe courte.
– C'est ma tenue de tennis ! Nous avons joué chez Salwa et son chauffeur m'a raccompagnée !
– Raison de plus ! Seule avec un homme en voiture ! Que vont dire les gens ?
– Dis-moi, Taymour, es-tu mon mari ? Mon père ?
– Je suis ton frère aîné. J'ai le droit...
– Droit ? Quel droit ? Je ne suis plus une gamine. J'ai dix-huit ans ! Quand vas-tu te décider à vivre au XXe siècle ? Bientôt, tu me demanderas de porter le voile comme les paysannes qui montent à la ville ! C'est absurde !
– Ne me parle pas sur ce ton...
– Calmez-vous ! s'interposa Amira. Vous vous comportez comme des gamins ! Que va penser notre hôte ?
Elle indiqua à sa fille :
– Voici Mourad Shahid. L'ami de ton frère. Il arrive de Palestine et va passer quelques mois avec nous.
Mona tendit la main. Le Palestinien s'était déjà levé. Elle le fixa. Cet homme, le connaissait-elle ? Elle aurait juré que si. Pourtant, elle était certaine ne l'avoir jamais vu auparavant. Il serra sa main. L'intensité de son regard la contraignit les yeux. Elle ne pouvait imaginer qu'à ce moment précis il était dévoré du même feu.
– Enchanté, mademoiselle.
Elle s'éclaircit la gorge et articula :
– Soyez le bienvenu.